Comment gérer 50 GW sur notre réseau électrique national ?

Dans ses pages News et communiqués de presse, l’Association des entreprises électriques suisses (AES-VSE) a posé un jour la judicieuse question de savoir de quel réseau électrique nous aurons besoin à l’avenir :

https://www.strom.ch/fr/actualites/quel-reseau-electrique-pour-lavenir

Une petite phrase a retenu toute notre attention :

« … la charge maximale dans le réseau suisse est d’environ 10 GW. Avec le développement du photovoltaïque, elle pourrait atteindre 50 GW … ».

Ce facteur 5 n’est de loin pas anodin. Sachant que la consommation électrique actuelle est d’environ 60 TWh par an, la demande moyenne est de 6,8 GW ; cela signifie aussi une consommation journalière moyenne de 164 GWh, soit près de 6,8 GWh par heure, toujours en moyenne. De fait la charge fluctue au fil des heures et des jours entre un minimum de 5 GW et un grand maximum d’environ 10 GW, les 5 GW représentant le ruban incompressible à garantir à tout prix tout au long de l’année. Il faut encore préciser que la consommation estivale actuelle est de 27 TWh (soit une demande moyenne de 6,1 GW) et la consommation hivernale de 33 TWh (soit une demande moyenne de 7,5 GW).

Lorsque le parc de véhicules sera électrifié, avec 4 millions de VEL, roulant en moyenne 15’000 km/an et consommant, disons, 20 kWh/100 km, avec une autonomie de 500 km, soit 3’000 kWh/an, la capacité des batteries de chaque VEL serait de 100 kWh, et il y aurait en tout 400 GWh stockés par batteries. Sur l’année cela fait une demande totale supplémentaire de 12 TWh d’électricité pour se passer de l’essence. Si chaque VEL roule en moyenne 41 km par jour, il consommera 8,2 kWh par jour, soit une autonomie de 12 jours. Il faudra donc recharger complètement au moins une fois tous les 12 jours, soit environ 30 fois l’an, pour consommer en tout 3’000 kWh par an et par VEL. Répartis sur tous les jours de l’année, cela fait une recharge quotidienne moyenne de 33 GWh. Cette consommation s’ajoute donc aux actuels 164 GWh consommés par jour dans le pays, déjà mentionnés ci-dessus, pour s’élever à 197 GWh. La demande nationale s’élèverait alors à 72 TWh par an, soit une charge en puissance moyenne de 8,2 GW.

En hiver, l’électrification des chauffage par des pompes à chaleur (PAC) va encore réclamer une fois autant d’électricité, soit aussi 12 TWh, mais seulement sur le semestre d’hiver, soit une demande en puissance hivernale supplémentaire de 2,7 GW, soit une consommation moyenne supplémentaire de 66 GWh par jour, soit aussi 2,7 GWh par heure. Au total, avec les VEL et les PAC, en hiver la demande moyenne du pays en puissance s’élèvera à 10,9 GW. Le réseau actuel peut encore supporter cette demande en puissance. La consommation annuelle totale s’élèvera par contre à 84 TWh.

Mais, à côté du secteur de la consommation, il y a celui de la production qui doit l’équilibrer à chaque instant. La Stratégie énergétique 2050 et les nouvelles Perspectives énergétiques 2050+ prévoient non seulement le remplacement des agents fossiles pour la mobilité et le chauffage, mais aussi l’abandon du nucléaire pour la production d’électricité. Ce sont donc 25 TWh/an qui vont manquer peu à peu, dont 11 TWh en été et 14 TWh en hiver. L’éolien produit 1/3 en été et 2/3 en hiver. Avec une production prévue de de 4,3 TWh, ce serait 1,4 TWh en été et 2,9 TWh en hiver. Pour le photovoltaïque, il est prévu 33,6 TWh, soit 22,4 TWh en été et 11,2 TWh en hiver. Quant à l’hydraulique elle passerait de 37,9 TWh actuels, en moyenne, à 38,9 TWh en 2050, en moyenne, soit un total de près de 77 TWh. D’autres sources renouvelables contribueraient encore pour 5 à 6 TWh par an. Le compte y est donc presque atteint.

Mais on ne voit là que le bilan de la demande et de la consommation au 31 décembre. Il faut regarder ce qu’il en est des puissances mises en jeu. Ne retenons pour l’instant que le plus gros problème : les excès de production par PV en été devront être stockés d’une façon ou d’une autre, pour assurer le manque en hiver. Avec les VEL sur toute l’année et les PAC sur le semestre d’hiver, la consommation estivale, avec VEL, sera de 27 + 6 = 33 TWh, mais la consommation hivernale, avec VEL et PAC, sera de 33 + 6 + 12 = 51 TWh. Les centrales hydrauliques ne produisent actuellement que 15 à 18 TWh en hiver et 21 à 23 TWh en été. Le problème sera celui du PV excessif en été d’au moins 10 à 12 TWh à stocker pour combler la lacune en hiver. Admettons que ce stockage soit réalisable avec un rendement de 80% : il faudra stocker 12,5 TWh en été pour en tirer 10 TWh en hiver, par exemple par pompage-turbinage.

Venons-en au problème majeur, celui des puissances : produire sur l’année 33,6 TWh par du PV représente une puissance-crête installée de plus de 38 GWc, avec un facteur de charge moyen retenu de 10%, une puissance-crête qui, durant les beaux jours d’été de grand soleil, peut être atteinte et va devoir se dissiper sur le réseau qui n’en demandera que 7,5 GW en moyenne pour la consommation du pays. Il faudrait donc assurer, soit une exportation, soit une mise en route de stockage par pompage de près de ces 30 GW inutilisables pour le consommation dans le pays.

C’est là que réside le problème principal des sources d’énergie renouvelables intermittentes à gérer lorsqu’elles produisent en fort excès. Non seulement le réseau devra être capable d’encaisser 3 à 5 fois plus de puissance, mais il faudra aussi utiliser immédiatement l’énergie ainsi injectée pour du stockage ou de l’exportation. La solution est loin d’être évidente…

Christophe de Reyff

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7 commentaires pour Comment gérer 50 GW sur notre réseau électrique national ?

  1. Henri Rollier dit :

    Une bonne partie de l’électricité consommée par les PAC sera récupérée en assainissant les logements chauffés à l’électrique.
    D’autre part, quelle sera la part de l’énergie solaire consommée localement ? Elle réduira d’autant le problème de capacité du réseau électrique ; quand mon installation solaire produit en été, mes électrons servent à satisfaire les besoins des voisins (zone artisanale) donc pas besoin de transporter ce courant sur de grandes distances.

    • Christophe de Reyff dit :

      Il est bien clair que quand tous les chauffages électriques à résistance (ohmiques) actuels seront remplacés par des PAC avec un coefficient de performance (COP) de 3 à 4, leur consommation actuelle d’électricité sera divisée par 3 ou 4. Rappelons que l’ensemble des chauffages ohmiques a consommé, en 2019, 7.6 PJ (pétajoules, 10^15 J) soit 2.1 TWh (térawattheures, 10^9 kWh), ou encore 3.7% de toute l’électricité finale (57.2 TWh) du pays. Il y aura donc entre 1.4 et 1.6 TWh de récupérés.

      La consommation locale d’une surproduction photovoltaïque est certes faite d’abord par les plus proches consommateurs. Cela est possible lorsque ces sources d’autoproduction restent marginales et entourées de consommateurs au même moment. Mais la question se posera lorsque beaucoup de consommateurs seront simultanément auto-producteurs, par exemple, les beaux jours d’été sur toute la Suisse, voire toute l’Europe. La « Stratégie énergétique 2050 » et maintenant les « Perspectives énergétiques 2050+ » prévoient de produire 33.6 TWh par le photovoltaïque en 2050. Cela représente une puissance-crête installée en photovoltaïque de plus de 38 GWc qui serait justement totalement active en ces jours-là. Que fera-t-on de cette soudaine puissance alors que tout le réseau suisse ne peut « encaisser » que quelque 15 GW et que la demande moyenne est de 7 GW, avec des pointes à 12 GW et des minima à 5 GW ? Il faudrait trouver des consommateurs qui n’existent pas pour une telle quantité soudaine d’électricité : à savoir 38 GWh chaque heure très ensoleillée alors que la demande n’est que de 7 GWh.

      • Rollier dit :

        D’une part, la demande sera plus importante, car les consommateurs prendront l’habitude d’utiliser leurs appareils connectés de bonne façon (avec des collègues, on est déjà plusieurs à charger nos voitures électriques le week-end lorsqu’il y a du soleil, à programmer des lavages de linge ou de vaisselle durant la journée etc.). Cela sera facilité par la généralisation d’appareils connectés.
        D’autre part, il y aura d’ici 10 ans de plus en plus de batteries d’occasion tirées des véhicules électriques en fin de vie. Ces batteries (qu’on peut déjà acheter d’ailleurs) permettront de stocker une partie de sa production pour un usage local.
        Enfin, le pompage-turbinage devra prendre de l’ampleur, car le régime des eaux va (est déjà en train de) changer : moins de fonte de neige et de glacier en été. Il faudra donc remplir nos barrages autrement….
        Bref, une réflexion globale doit être menée en fonction des changements (climatiques, disponibilité de l’eau, progrès technologiques etc.) et non pas de simples extrapolations sur la base de la situation actuelle.

      • Christophe de Reyff dit :

        Tout à fait d’accord ! La « Stratégie énergétique 2050 » prévoit en effet que la demande électrique va augmenter à 76 TWh, voire 84,4 TWh en tenant compte du pompage-turbinage.
        Si 4 millions de véhicules électriques (VEL) remplacent le parc thermique actuel, on calcule (avec 15’000 km/an, 20 kWh/100 km) qu’ils consommeront 12 TWh/an. S’ils ont des batteries de 100 kWh de capacité, leur charge complète serait de 400 GWh. Admettant que chaque propriétaire de VEL dispose d’un toit pourvu de 50 m^2, soit 9,5 kWc de photovoltaïque (avec une puissance spécifique de 190 Wc/m^2), la puissance installée serait justement de 38 GWc, comme écrit plus haut, une puissance à gérer effectivement les jours de grand soleil par un usage astucieux des machines à laver et de recharges de VEL. Malgré tout, les 4 millions de VEL ne vont pas être rechargées toutes ensemble simultanément et la question de l’utilisation de cette puissance très élevée reste légitime.

  2. Stéphane Dutu dit :

    Bonjour,
    Quelle est la part de la petite hydraulique dans la production d’électricité en Suisse?
    Merci d’avance pour votre réponse,
    Stephane Dutu

    • Christophe de Reyff dit :

      Selon la Statistique suisse des sources d’énergie renouvelables, parue en juin 2021, la petite hydraulique a produit en Suisse 262 GWh en 2020 pour une puissance totale installée de 62 MWe, soit un facteur de charge moyen de 48%. Pour une production nationale brute de 69’923 GWh en 2020, cela représente une part de 0,37%.
      Le potentiel prévu pourrait aller jusqu’à 2’200 GWh par an.

  3. Philippe Bettens dit :

    À « question judicieuse » explication des plus opportunes. Un tout grand merci pour ladite explication !
    Comme dans la même contribution de l’AES, celle-ci rappelait que pour « que les réseaux nécessaires soient effectivement disponibles, des procédures d’approbation efficaces qui évitent les retards et les surcoûts inutiles sont cependant nécessaires » … et dès lors que ce rappel est vainement effectué depuis maintenant une trentaine d’années … à quand une prise de conscience, par qui de droit, de l’ensemble des réalités à considérer ?

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