Une lettre de M. Lionel TACCOEN, président de l’ONG « Global Electrification » et directeur de la newsletter Géopolitique de l’électricité.
Dr-Ing, Président du Comité Consultatif de l’Énergie auprès de la Commission Européenne (1998-2001), Professeur Associé Économie et Affaires Européennes Université de Technologie de Troyes (1996-2004), Contrôleur Général Honoraire d’EDF, auteur du « Pari nucléaire français » (Ed. L’Harmattan, 2003) et expert en matière nucléaire du journal Le Figaro.
« … Je n’ai pas suffisamment de données pour expliquer la situation financière d’Alpiq, qui peut avoir plusieurs facettes. Cependant je peux décrire l’influence de l’Energiewende allemande sur votre pays.
L’Allemagne a concentré ses efforts concernant les renouvelables sur le système électrique. Celui-ci est moins important, relativement, qu’en France. En 2014, d’après le Statistisches Bundesamt, la part d’énergie consommée sous forme d’électricité a été de moins de 20% en Allemagne. En conséquence, il est possible que l’Allemagne n’atteigne pas les objectifs fixés par l’Union Européenne pour la part d’énergie renouvelable dans sa consommation totale d’énergie (18%). En effet d’après les dernières statistiques du Ministère Fédéral des Affaires Économiques et de l’Énergie (Development of Renewable Energy Sources in Germany 2014), la part des renouvelables stagne à 9,8−9,9% depuis 2012 dans la production de chaleur, et a nettement reculé, à 5,4%, pour les transports (chiffre le plus bas depuis 2005). Or la production de chaleur représente 50% de l’énergie en Allemagne et les transports 30%. Ces résultats lamentables sont peu connus. Pourtant, ils figurent dans des documents officiels et publics. Les résultats allemands sont médiocres pour les énergies renouvelables et l’idée dominante inverse vient de la confusion entre électricité et énergie.
En sens inverse, quand on met vingt milliards d’euros par an dans la transformation d’un secteur qui représente moins de 20% de l’énergie, on le bouleverse et les voisins subissent des conséquences. Les énergies renouvelables en Allemagne, dans le cas de l’électricité, ont deux privilèges :
- elles sont lourdement subventionnées par une taxe intérieure supérieure à 6 centimes d’euros par kWh. Pour sauvegarder son industrie, l’Allemagne a obtenu que les entreprises de 67 secteurs puissent obtenir des dégrèvements. Ceux-ci ont atteint 5,1 milliards d’euros en 2014. Les responsables suisses ont-ils prévus des dégrèvements pour l’industrie ? Le Ministre allemand Sigmar Gabriel a prévenu : sans ces dégrèvements, son pays « risquait une brutale désindustrialisation ».
- elles ont priorité sur le réseau électrique. Ce qui signifie que les réseaux doivent les prendre même quand ils n’en ont pas besoin.
Or les clients extérieurs, comme les Suisses, ne payent pas cette taxe sur les énergies renouvelables allemandes. Elles arrivent dans votre pays déjà payées. Il est facile de comprendre qu’un produit ou un service subventionné est bon marché pour ceux qui ne payent pas la subvention. De plus, ces énergies, que le réseau allemand a l’obligation de reprendre, augmentent la quantité d’électricité sur le marché, donc font baisser les prix. Faussant la concurrence, elles poussent certaines centrales dans le déficit. Et les producteurs les ferment. Cette baisse des prix est artificielle et ne se répercute pas sur les consommateurs, qui payent les subventions. Le consommateur allemand domestique paye son électricité au double du prix français.
Il faut faire attention : il existe pour les compagnies d’électricité une tentation, à laquelle a succombé la grande compagnie allemande E.ON. Pourquoi ne pas se concentrer sur la production des renouvelables, et vivre des subventions ? E.ON a prévu de se débarrasser de ses autres centrales. Évidemment, celles-ci sont indispensables à la stabilité du réseau et à la sécurité d’approvisionnement. Mais, depuis la réforme européenne de l’électricité, les entreprises comme E.ON ne sont plus responsables de la sécurité d’approvisionnement. Donc ses dirigeants s’en fichent. Ils laissent, sans le dire, les politiques allemands s’occuper du problème.
Les compagnies suisses pourraient être tentées également d’acheter le plus possible d’électricité en Allemagne, puisqu’elle est subventionnée, et de développer les renouvelables en Suisse. Donc de vivre des subventions allemandes et suisses. Leurs dirigeants seraient félicités par une partie de la population. Ils fermeraient alors certaines centrales. Apparaîtraient alors un risque d’instabilité du réseau et une insécurité d’approvisionnement, et, évidemment, des prix élevés pour les consommateurs suisses, car ceux-ci payent au prix du marché plus les subventions suisses. Globalement, ils y perdent lourdement. La baisse du prix du marché n’est causée que par les subventions.
Nous avons décrit la décision d’E.ON dans notre Lettre « Géopolitique de l’Électricité » du 18 décembre 2014. Ayant fréquenté vos électriciens suisses, je les ai connus ayant le sens des responsabilités. On peut espérer qu’ils ne suivront pas E.ON. D’après votre législation, sont-ils encore responsables juridiquement de la sécurité d’approvisionnement ?
Quant à M. Walter Steinmann, je suis étonné de sa déclaration : « … c’est la faute d’Alpiq. Si au lieu d’investir dans l’hydraulique et le nucléaire, Alpiq avait investi dans le solaire et l’éolien ou encore l’efficacité énergétique, elle n’aurait pas de problème financier … ». Il n’est pas ingénieur, mais économiste. Je ne crois pas qu’il fasse de la propagande. Je crois qu’il n’a pas tout compris, et qu’il suit les idées dominantes. Il a des excuses : l’électricité et l’énergie sont difficiles à comprendre. J’ai mené, comme Délégué Général pour EDF de 1988 à 2000 les négociations à Bruxelles concernant la réforme des systèmes électriques européens. Cela n’est vraiment pas simple … »