Impacts sur le système électrique suisse d’une substitution accrue d’agents fossiles par des technologies électriques

Ce titre est celui d’une longue et néanmoins très intéressante étude en anglais de 38 pages que trois chercheurs de l’EMPA (Laboratoire fédéral de recherche en science des matériaux et en technologie) à Dübendorf ont publiée le 21 juin 2019 dans le journal Energies, 12, 2399 (2019). C’est une analyse quantitative très élaborée et complexe, jonglant avec les quantités d’énergie (TWh) thermiques et électriques et les puissances (GW) électriques demandées ou à produire.

La Stratégie énergétique 2050 (SE2050) suisse vise à diminuer de plus en plus le recours aux agents fossiles, que ce soit pour le chauffage ou pour le transport. Dans le domaine du transport, cela revient à promouvoir le véhicule électrique (VEL) comprenant des batteries rechargeables. – La possibilité de recourir à des piles à combustibles alimentées à l’hydrogène pour produire in situ de l’électricité n’est pas envisagée. Ce gaz serait produit non plus par cracking d’hydrocarbures fossiles, comme actuellement, mais soit par électrolyse de l’eau, soit, plus tard, par thermolyse catalytique de l’eau, grâce à des réacteurs nucléaires de IVe génération, dits à très haute température, VHTR. – Pour l’utilisation de batteries, variante seule retenue dans cette étude, il s’agit d’estimer la demande en énergie et en puissance électriques pour le parc de VEL envisagé. L’étude estime une pénétration de 20% pour les VEL à batteries d’ici à 2050. Pour ce qui est des besoins en chaleur de chauffage et de préparation d’eau chaude, l’étude estime à 75% la pénétration de l’utilisation des pompes à chaleur (PAC) pour remplacer les chauffages à mazout et à gaz et les chauffages électriques à résistance ohmique, et de même pour chauffer l’eau.

Brièvement résumée, la demande actuelle en agents fossiles pour le secteur du transport en Suisse est de 60 TWh(th) par an. Sachant que le rendement mécanique est de 25% pour un moteur thermique et de 85% pour un moteur électrique, pour les VEL à hauteur de 20% du parc, la demande en électricité serait environ de +3,7 TWh(él)/an.

Pour le chauffage, la demande en chaleur (d’origine fossile) retenue par l’étude est de l’ordre de 61,7 TWh(th) et de 8,5 TWh(th) pour la préparation d’eau chaude. Les auteurs estiment que l’amélioration de l’isolation des bâtiments apportera une réduction notable, estimées à 42% des besoins en chaleur de chauffage, qui seraient alors de 35,8 TWh(th) d’ici 2050, soit, avec une pénétration du marché de 80%, 28,6 TWh(th) pour le chauffage. À cela s’ajoute 4,3 TWh(th), soit avec une pénétration du marché de 50% pour la préparation d’eau chaude.  Au total, ce seront donc 32,9 TWh(th), avec en moyenne une pénétration du marché de 75%, à assurer par des PAC.  Avec un coefficient de performance moyen (COP) supputé de 3,3, la demande en électricité correspondante serait environ de +10 TWh(él)/an.

Au total et en résumé, la demande en électricité supplémentaire pour ces VEL et ces PAC serait de +13,7 TWh(él)/an en 2050 pour une pénétration de 20% du secteur des transports par des VEL et de 75% du secteur du chauffage par des PAC.

En regard de ces demandes supplémentaires en électricité par rapport à la situation actuelle, s’ajoute la disparition de nos centrales nucléaires, ce qui sera marqué par un manque de 25 TWh(él)/an que la SE2050 vise à remplacer principalement par du photovoltaïque (PV) et en moindre part par de l’éolien. Produire 25 TWh(él)/an au moyen du PV, avec un facteur de charge suisse moyen réaliste d’environ 11% (correspondant à environ 950 heures à pleine puissance, c’est à-dire sous une irradiance solaire de 1’000 W/m², sur 8’760 heures par an), demanderait un parc PV installé d’une puissance-crête de 26,5 GWc. La SE2050 prévoit d’arriver à 12 GWc, produisant environ 11,4 TWh/an, soit déjà plus de 60 km² de toits équipés de modules PV ayant un futur rendement de 20%.

L’étude présente des analyses de sensibilité fouillées (par heure, jour, semaine, mois, trimestre et semestre saisonnier) pour les VEL (+3,7 TWh(él)) et pour les PAC (+10 TWh(él)) et pour l’ensemble (+13,7 TWh(él)) au long des douze mois de l’année (voir la figure en titre). Elle résulte en trois profils de demandes horaires (GWh/h, soit autant de GW). En hiver, la part des PAC est prépondérante, arrivant à une demande en puissance de 5,7 GW, en été la part des VEL est prépondérante avec 0,9 GW. L’analyse de sensibilité détaillée donne des extrêmes allant de 4,3 à 6,9 GW, avec une moyenne d’extrêmes de 5,9 GW. À noter que chaque demande d’eau chaude ayant 5 °C de plus correspond à une puissance de 0,5 GW supplémentaire !

En conséquence, partant d’une consommation électrique actuelle brute du pays (valeur maximale prise de l’année 2010) de 64,3 TWh/an (soit une puissance moyenne assurée de 7,3 GW) on arriverait à 78 TWh/an (soit une nouvelle puissance moyenne à assurer de 8,9 GW). Avec ces VEL et ces PAC la demande en puissance maximale de consommation pourrait passer des 10,3 GW actuels à plus de 16 GW. Côté production, la Suisse dispose bien actuellement d’un total de près de 21 GW installés en diverses filières, mais toutes les technologies productrices d’électricité n’ont de loin pas le même facteur de charge et donc, l’addition de leurs puissances respectives est purement « académique » et non pas physiquement sensée. Avec une production substituée par du PV à environ 45% au nucléaire, une quantité d’au moins 5 TWh serait produite en excès en été par le PV, mais il en manquerait bien autant en hiver. Le PV est donc en anti-phase avec la demande supplémentaire en hiver due aux PAC. En puissance de production, cela représenterait en été une valeur extrême possible de 26,6 GW, bien au-delà des 12,9 GW actuels. Cet excès, dépassant du double la valeur extrême actuelle, poserait un problème absolument majeur au réseau électrique suisse qui n’est de loin pas prêt pour « l’encaisser ». Étant donnée la volatilité de la production PV, il y aurait de plus des oscillations quotidiennes énormes et rapides de puissance, avec des pics à midi et des valeurs nulles du soir au matin.

En conclusion, du fait de la cessation de la production nucléaire, pilotable et par nature bien plus lisse et constante, il y aura de beaucoup plus grandes variations saisonnières de production, avec, d’un côté, des surplus considérables en été, à gérer d’une façon ou d’une autre, et, de l’autre, des déficits non moins considérables en hiver, à assurer aussi d’une façon ou d’une autre. Sans une énorme capacité de stockage envisageable d’au moins 4 GW supplémentaires (en regard des 2 GW de pompage-turbinage actuels), soit l’équivalent d’au moins deux nouvelles Grandes-Dixences, la demande supplémentaire d’électricité, surtout hivernale, de 13,7 TWh due aux VEL et aux PAC devrait être en grande partie importée. Une décarbonation souhaitée du système énergétique suisse, sans plus de nucléaire, devrait ainsi se reporter sur celle du marché européen de l’électricité, lui aussi en voie de décarbonation. Cependant, du fait des conditions climatiques similaires des deux côtés de nos frontières, les demandes d’exportation et d’importation risquent fort d’être plutôt en coïncidence qu’en complémentarité, ce qui nécessiterait inéluctablement le recours à du stockage massif à des niveaux inouïs dans chaque pays, ou, plus probablement et de façon bien moins coûteuse, à des centrales à gaz à cycle combiné (CCGT) à mettre en œuvre en hiver, entraînant par là inévitablement un freinage de la décarbonation souhaitée aussi bien en Suisse qu’en Europe.

Christophe de Reyff

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