Depuis quelques semaines, la Suisse tourne au ralenti et, au-delà de la crise que le pays et le monde traversent, je me suis dit que c’était le bon moment pour réaliser une évaluation de la situation d’un point de vue énergétique. À l’heure où des politiciens, stars, consultants, médias et autres décroissants disent que nous devons profiter de cette crise pour revoir notre mode de vie, cette période est parfaite pour réaliser une première analyse inédite.
La pandémie de Covid-19 a touché rapidement la Suisse et, après le premier cas déclaré le 25 février 2020, le Conseil fédéral (CF) a interdit tout rassemblement de plus de 1’000 personnes trois jours plus tard. Le 13 mars, suite à une accélération de la propagation du virus, le CF a durci les mesures en limitant les rassemblements de plus de 100 personnes et en fermant les écoles et universités au niveau national. Enfin, le 16 mars, le CF a déclaré que le pays est en état de « situation extraordinaire » et ordonne que les commerces dits non essentiels ferment.
En quelques jours, la Suisse et son activité économique passent de la normale à une organisation minimale qui a pour but d’endiguer la propagation du virus. Seuls des magasins d’alimentation, les pharmacies et hôpitaux restent ouverts afin d’assurer la survie de la population. Le CF demande également aux gens de rester chez eux à l’exception de quelques cas : faire les courses, aller chez le médecin ou à la pharmacie, aider quelqu’un qui a besoin de soutien et aller au travail si aucune forme de télétravail n’est possible.
Ainsi donc, voilà comment un pays et en particulier ses 8.6 millions d’habitants – à l’exception du personnel essentiel – sont invités à rester chez eux. C’est donc un test grandeur nature qui frappe la Suisse et, comme toute situation exceptionnelle, nous pouvons procéder à quelques observations intéressantes sur le rapport des suisses avec leur consommation d’énergie.
La consommation finale d’énergie en Suisse
Avant de commencer, un rappel de quelques faits s’impose au travers de la « Statistique globale de l’énergie 2018 » (la statistique 2019 sera disponible en juillet seulement).
Ce graphique sur notre consommation finale d’énergie est explicite mais il est important de résumer les choses de la manière suivante : 49.3% provient de produits pétroliers, 25% de l’électricité, 13.5% du gaz et enfin, 12.2% d’autres sources (j’en parlerai plus bas). Autrement dit, près de 63% de la consommation provient de matières fossiles et c’est ce qui a majoritairement émis 38.2 millions de tonnes de CO2 en 2017.
D’une manière générale, la Suisse a consommé 830’880 TJ ou 230’800 GWh d’énergie finale en 2018.
La Suisse teste la décroissance
Avec le confinement de millions de personnes à la maison, la Suisse (comme d’autres pays) est en train de tester la décroissance forcée. Moins de transport, moins de consommation et in fine, moins de pollution, pour ne citer que quelques conséquences directement liées à l’ordre de confinement.
Mais concrètement, au niveau de la consommation d’énergie, une Suisse quasiment à l’arrêt, ça représente quoi ?
Pour mieux se rendre compte de l’impact de ce confinement, je vais prendre les quatre plus grands secteurs : carburants (35.4%), électricité (25%), gaz (13.5%) et les combustibles pétroliers (13.9%).
Carburants
Malheureusement, pour cet agent énergétique, les statistiques sont annuelles et pour le moment, les plus récentes datent de 2018. Avenergy Suisse (anciennement Union Pétrolière Suisse) publie bien une newsletter hebdomadaire mais malheureusement, aucune information sur la consommation de carburants en Helvétie. Comme au 20ème siècle.
Ceci dit, quatre informations permettent d’évaluer la baisse de la mobilité. La première, les statistiques Google Mobility et Apple Mobility qui font état d’une baisse de 40% à 76% des déplacements pour les courses, loisirs, restaurants, etc. :
Même exercice, mais cette fois ce sont les déplacements pour se rendre travail qui baissent de 42% :
Pour Apple, c’est un graphique qui résume tout :
Pour la seconde information, nos voisins français sont un peu plus loquaces et l’Union Française des Industries Pétrolières a annoncé que les ventes de carburants diesel et essence sont en baisse de 70%. Pour le kérosène, c’est même une baisse qui flirte avec les 95%. Ceci dit, un gros distributeur du marché m’a confirmé que la demande est effectivement en baisse de 40% à 70% sur le marché national.
Dans le même registre, la troisième information se trouve du côté de la production de pétrole. En effet, le processus d’extraction de pétrole ne peut pas facilement être réduit/arrêté et, depuis quelques semaines, avec la baisse de la consommation au niveau mondial, la demande est en net recul. Conséquence évidente : la plongée du prix du pétrole. Au début 2020, le baril de Brent s’échangeait à 69 dollars et quelques semaines plus tard il était en-dessous de 25 dollars. D’ailleurs, dans un effort un peu désespéré de soutenir le prix du baril, l’OPEP vient d’annoncer qu’elle allait baisser sa production d’environ 10 millions de barils par jour, mais ça sera insuffisant. Depuis cette annonce, un contrat de vente à terme est même passé sous la barre de zéro dollar avec un prix de -37.63. Autrement dit, on vous paye pour réceptionner des barils de pétrole brute. Du jamais vu.
Enfin, la quatrième information factuelle se trouve du côté de la pollution et des émissions des différents gaz émanant des moteurs à explosions. L’EMPA a ainsi publié une étude exhaustive sur les émissions de NO2, NOx et O3 mesurées par le réseau national d’observation des polluants atmosphériques (NABEL) répartit dans les principales villes de Suisse. Les résultats sont sans appel, et pour ne prendre que le dioxyde d’azote, avant le confinement, le taux de particules par milliard se situait entre 20 et 50 ppb, mais après, entre 10 et 30 ppb. Idem sur les autoroutes avec, par exemple, un trafic journalier d’environ 96’000 véhicules entre Morges et Ecublens alors que, suite au confinement, c’était un peu plus de 34’000 véhicules ; soit une baisse de 65%.
Au niveau annuel, la consommation de carburants en Suisse a été relativement stable ces dernières années et sur 2018, le pays a consommé un total de 6’857 mille tonnes ou environ 571 mille tonnes par mois (je ne tiens pas compte de la consommation saisonnière).
Après un mois de confinement et en prenant en compte les informations de Google/Apple, la baisse des ventes de carburants en France, la demande plus faible de pétrole et la pollution de l’air en ville, j’estime que la Suisse a baissé sa consommation de carburants d’au moins 50% durant un mois, soit environ une économie de 285 mille tonnes de carburants. Au niveau des émissions de CO2, c’est une baisse d’environ 666 mille tonnes ou 1.7% du total des émissions suisses.
Électricité
Pour cet agent énergétique, Swissgrid propose des statistiques par quart d’heure qui sont mises à jour une fois par mois. Cela permet de suivre au plus près la consommation, tout comme une dizaine d’autres informations.
Ceci dit, vu que 7% du parc immobilier suisse est chauffé au moyen de convecteur électrique (31% pour la France), il est important de comparer les températures d’une année sur l’autre pour déterminer si les écarts ont été importants :
Depuis l’annonce de la « situation extraordinaire » le 16 mars 2020, et d’une année sur l’autre, les températures sont assez similaires, avec une légère différence positive sur fin mars 2020. Je pars donc du principe que l’influence est très limitée.
Pour ce qui est de la consommation d’électricité, voici la comparaison entre mars 2020 et mars 2019 :
À ma grande surprise, les écarts ne sont pas très significatifs et les courbes de tendances le montrent : les semaines avant l’annonce, la consommation était un peu plus faible d’environ 2% et l’écart semble se confirmer vers la fin du mois de mars avec une baisse d’environ 8%.
À titre de comparaison, pour la France, voici les statistiques sur les mêmes périodes grâce aux données du Réseau de Transport d’Électricité :
Vu que près de 31% des foyers sont chauffés grâce à l’électricité et que la couverture géographique de la France est beaucoup plus importante, les faibles différences de consommations peuvent être liées à des conditions météorologiques différentes. Sur les derniers jours, avec une température plus clémente au niveau national, une consommation d’électricité inférieure d’environ 20% est notable entre 2019 et 2020. RTE a publié un communiquéavec un graphique limité sur une journée :
Gaz
À plus de 90%, le gaz est utilisé en Suisse pour le chauffage domestique, la production d’eau chaude et la cuisson. Par conséquent, avec un confinement généralisé, la population a probablement cuisiné un peu plus au domicile, mais le reste des usages a vraisemblablement peu évolué ou changé.
Là encore, aucune donnée en temps réel ne permet de se faire une idée au fil de l’eau mais je ne m’attends pas, à la fin de l’année, à des chiffres qui affichent des différences significatives d’une année sur l’autre, à l’exception peut-être des personnes qui ont une citerne et profiteront d’un prix plus attractif. En effet, en quatre mois, le prix du gaz sur le marché international a également connu une baisse d’environ 40%.
Les variations sont de deux ordres : la rigueur ou non des hivers que le pays traverse, ainsi que l’adoption pour les nouvelles habitations de systèmes à gaz pour le chauffage domestique.
Combustibles pétroliers
Sous ce titre qui signifie beaucoup de choses se trouvent en fait principalement les huiles de chauffage ou autrement dit, le mazout. Privilégié durant des décennies pour le chauffage domestique, la crise pétrolière des années 70 a sonné le coup d’arrêt du développement de cet agent énergétique.
Là encore, je ne m’attends pas à des variations significatives de la consommation à une exception près : la consommation dans ce cas signifie plutôt « livraison ». Comme le prix du litre de mazout suit de près celui du pétrole, les clients ont probablement profité de cette aubaine pour remplir à ras bord les 1.2 million de citernes que compte la Suisse. Au niveau du volume, ça représente tout de même 12.5 milliards de litres ou 5’000 piscines olympiques. C’est presque cinq fois le volume annuel livré.
L’hiver 2019/2020 ayant été clément, ces statistiques ne devraient pas changer de manière prononcée, mais ces informations ne font pas la distinction entre stockage et consommation directe.
Le reste des agents énergétiques
Représentant seulement 12.2% de la consommation finale d’énergie, cette dernière section regroupe plusieurs agents comme le charbon, le bois, la chaleur à distance, les déchets industriels, les carburants biogènes, le biogaz, les panneaux solaires thermiques (pour l’eau chaude sanitaire), etc.
Là encore, aucun de ces postes ne devrait significativement bouger, à l’exception peut-être des déchets, car, au niveau domestique, la population générera certainement plus de résidus en mangeant plus à domicile (emballage, péremption, etc.).
Les consommations superflues
Vu la rapidité avec laquelle le CF a placé la population en confinement, il y a très probablement un nombre significatif de machines, de structures, d’infrastructures, de ressources, etc. qui ont continué à consommer de l’énergie alors que ce n’était plus nécessaire.
De la climatisation de bureaux, en passant par le chauffage de surfaces commerciales fermées, bon nombre de ces sites ont continué à consommer de l’énergie. Idem pour les transports publics qui, même réduits, ont continué de tourner à vide parfois (les CFF ont annoncé des baisses de fréquentation de 70% sur certaines liaisons). Au niveau national, les transports publics consomment environ 8% de l’électricité, ce qui est important, mais qui, en cas de décroissance « normale », serait certainement plus élevé.
Idem pour la production agricole. Aujourd’hui, avec un taux d’auto-approvisionnement de 52%, la Suisse dépend largement de l’étranger, mais avec des secteurs très disparates. Par exemple, si pour le fromage et les produits laitiers nous sommes excédentaires, pour le poisson et les fruits, nous dépendons respectivement à 98% et 75% de l’étranger. Par conséquent, indépendamment des débats sur moins de viande ou de poisson, il faudra tout de même consommer plus d’énergie pour étendre les productions indigènes de produits agricoles.
Conclusions
Cette décroissance est sans aucun doute violente et assez extrême puisque, pour l’heure, les entreprises ont demandé un chômage partiel pour 1.45 million de salariés auxquels il faut ajouter 600 mille indépendants qui n’ont pas droit à ces prestations et qui sont probablement fortement touchés par la crise. Sur un total de 5.2 millions de personnes actives, ce sont donc 2 millions de personnes qui sont directement et indirectement touchées et les chiffres vont probablement empirer dans les semaines à venir. Tous les pans de l’économie sont touchés et, à l’heure actuelle, il est difficile d’évaluer toutes les conséquences de cet ordre de confinement à court, moyen et long terme.
Ceci dit, sur le plan énergétique, seuls deux secteurs sont réellement en baisse : électricité et carburants. Pour le premier, en un mois on est passé de 25% de l’électricité consommée à environ 23% et pour les carburants, de 35.4% à environ 18%. Au total, sur une période d’un mois de confinement, on a économisé environ 21% de l’énergie consommée sur un mois en Suisse.
Sur le plan du CO2 par contre, vu que la production de notre électricité ne génère pratiquement pas de CO2, le gain est faible et seule la baisse de la consommation de carburants apporte une contribution significative qui serait, sur l’année, d’environ 18% de nos émissions.
Ainsi donc, avec la situation extraordinaire que nous vivons actuellement, la baisse de notre consommation est substantielle mais pas tenable. Il reste moins de 30 ans pour atteindre les objectifs fixés par le CF sur la « Stratégie énergétique 2050 » et à cette date, la population devrait atteindre 9.5 à 11.5 millions d’habitants suivant le scénario démographique.
Entre-temps, le parc de voitures électriques devrait croître de manière significative et l’adoption de pompes à chaleur pour le chauffage domestique devrait connaître une croissance importante. Au total, ces deux postes devraient apporter une contrainte supplémentaire de plus ou moins 25 TWh sur notre réseau électrique. Ce montant équivaut à environ 10% de l’énergie totale consommée en 2018 ou environ 30% de plus que l’électricité consommée en 2018.
Or, d’ici-là, la Suisse arrêtera sa filière électronucléaire qui a produit en 2019 plus de 24 TWh ou 42% de l’électricité. Pour répondre favorablement à ce delta phénoménal d’environ 49 TWh, le CF devra développer :
- L’efficience énergétique
- Les énergies renouvelables
- Les réseaux électriques
J’aborderai ces points dans de prochains articles, mais, globalement, derrière ces trois axes, il y a énormément de contraintes et d’inconnues, y compris sur le bilan carbone que le pays affichera à l’arrivée.
En attendant, une décroissance aussi violente que celle que nous sommes en train de vivre prouve une chose : nous sommes extrêmement dépendants des énergies et ce, même quand le pays est pratiquement à l’arrêt. Dès lors, décroître, décarboner, dénucléariser, etc. sans toucher à des aspects fondamentaux de nos modes de vie me semble difficile à atteindre. Autrement dit, il faudra sans aucun doute renoncer à des acquis importants et peut être même à notre indépendance électrique.
Est-ce un risque que le pays souhaite prendre ?
À la vue de ce que nous sommes en train de vivre vis-à-vis de la pandémie et le manque de matériel de base crucial ; certainement pas. Pour éviter une éventuelle pénurie énergétique, des décisions fondamentales doivent être prises aujourd’hui pour les 30 à 50 ans à venir.
Merci pour votre analyse pertinente dont je partage les conclusions!
Merci pour cet excellent article!
Mais est inconcevable que des chiffres essentiels de la consommation d’énergie pour 2019 ne sont toujours pas disponibles. Ces informations devraient être accessibles mois par mois avec quelques jours de délai seulement!
Etude très systématique et combien actuelle sur des faits réels, et non une stratégie 2050 irréalisable.
Les jeunes politiciennes et politiciens verts au Conseil National devraient prendre connaissance de cette importante contribution au sujet de l’avenir énergétique de la Suisse. Surtout, ne pas arrêter Beznau 1 et 2 après Mühleberg .