« C’est tout simplement absurde ! »

Au sujet de la politique énergétique allemande et de la Suisse, une interview de Fritz Vahrenholt, ancien politicien de l’environnement et manager en entreprise énergétique, par Dominik Feusi (© Basler Zeitung, 18.02.2017)

« Avant de pouvoir compter sur l’énergie solaire et éolienne, de nouvelles technologies de stockage de l’électricité sont à développer », selon Fritz Vahrenholt.

BaZ : Vous appelez le tournant énergétique allemand « un désastre ». Pourquoi ?

Fritz Vahrenholt : Pour commencer, le gouvernement allemand a décidé en l’espace d’un week-end – suite au tsunami consécutif au séisme de magnitude 9 du 11 mars 2011 au Japon – de renoncer à l’énergie nucléaire qui produisait jusque-là l’essentiel du courant pour l’industrie allemande. Depuis, le gouvernement veut remplacer cette source d’énergie à production stable par du courant solaire et éolien, soumis à de fortes variations de pro- duction. Chacun comprend que cela n’est simplement pas raisonnable.

Moi, je ne comprends pas. Expliquez-moi !

Nous avons de cinquante à cent jours, parfois plusieurs semaines par année, des périodes de calme plat, et à faible ensoleillement. Durant ces périodes, nous produisons moins de 10 pourcents du courant nécessaire. Et si le vent souffle et le soleil brille, il y a trop de courant dans les réseaux puisque les capacités de stockage manquent, alors nous débran- chons des éoliennes. Nous sommes confrontés à un problème croissant : trop, ou trop peu d’électricité.

Pourquoi le problème est-il croissant ?

Parce que, avec chaque nouvelle production d’un courant aussi instable, soit avec chaque nouvelle éolienne et avec chaque nouvelle cellule photovoltaïque, les écarts de production augmentent.

Commençons par le commencement : l’énergie nucléaire n’a pourtant pas d’avenir.

C’est une décision politique, quand bien même aucune crainte sérieuse n’était émise à l’égard des centrales nucléaires allemandes.

En Suisse, il est prévu de laisser fonctionner les centrales nucléaires tant que leur niveau de sécurité le permet.

C’est une solution intelligente. Ainsi, vous gagnez du temps, jusqu’à ce que des capacités de stockage suffisantes soient développées, peut-être.

Et les déchets radioactifs ?

La question du stockage des déchets radioactifs est complètement indépendante d’un fonc- tionnement sur 30, 40 ou 50 ans d’une centrale nucléaire. Après Fukushima, seules la Suisse et l’Allemagne ont décidé un tournant énergétique. Même le Japon mise à nouveau sur l’atome et le charbon. En 2022, la dernière centrale nucléaire allemande sera arrêtée et aucune production d’électricité ne sera plus garantie dans le sud de l’Allemagne. Nous dé- pendrons de plus en plus des forces de la nature, d’autant plus si nous renonçons encore aux centrales à gaz et à charbon.

En quoi cela est-il mauvais ?

Je n’ai rien contre l’énergie solaire ou éolienne si elle permet de produire un courant sûr, fiable, de manière économique. Mais cela ne sera le cas qu’une fois la question du stockage réglée. Vous devez transformer les forces de la nature en source fiable d’énergie.

Il suffit d’avoir suffisamment de centrales solaires et de production éolienne.

Non, même en triplant la capacité éolienne, la production par calme plat est proche de zéro. Idem pour le solaire, en particulier la nuit. L’éolien ne produit en électricité que l’équivalent de 90 jours par année à puissance maximale (facteur de charge de 25%). Pour le photovoltaïque, ce sont l’équivalent de 35 jours (facteur de charge de 10%). À voir ces chiffres, il est évident qu’une production fiable est ici impossible tant que la question du stockage n’est pas réglée.

Quelle importance ?

Il faut se rendre compte de ce que fournit le système. En cas de besoin en électricité quel- que part, le courant doit être livré strictement dans la même seconde. Si, un soir d’hiver, les projecteurs d’un club de football sont enclenchés, le courant supplémentaire doit être disponible instantanément. Avec la production éolienne ou solaire, cette montée en puis- sance immédiate n’est pas possible.

Qu’est-ce que cela signifie ?

Lorsque le soleil brille ou le vent souffle, nous produisons trop de courant en Allemagne. Nous bradons alors ce courant à l’étranger, à prix négatifs souvent. Du fait de la priorité du courant vert, ce sont d’abord les centrales conventionnelles à gaz ou au charbon dont la production est réduite, puis des éoliennes, qui sont alors payées tout en ne produisant pas. Entretemps, cela nous coûte un milliard d’euros par année, c’est pourtant absurde ! Encore une fois : les nouvelles énergies ne seront une source fiable qu’une fois le problème du stockage du courant résolu.

Il existe déjà de telles technologies.

Oui, il existe des possibilités, comme le pompage-turbinage, avec des lacs de retenue. L’eau est pompée du bas d’une vallée dans le lac de retenue pour entraîner une turbine lorsque le courant est nécessaire. Or, rien que pour faire face à un calme plat de quatre jours, il faudrait pomper le lac de Constance à un bon niveau pour y faire face (536 km2, profondeur moyenne 90 m, soit 48 km³ d’eau) (*).

Pourquoi cela n’est-il possible avec des batteries ?

Cela sera peut-être possible un jour. Alors, les sources irrégulières que sont l’éolien et le solaire auront une chance. Aujourd’hui, le prix est trop élevé – quelques 20 centimes d’euros par kWh – auxquels s’ajoutent les coûts du courant et les taxes. Seules, les ména- ges aisés peuvent financer un tel luxe. Toute utilisation industrielle de l’électricité devient impossible avec de tels niveaux de prix.

En Suisse, nous avons beaucoup de stations de pompage-turbinage. Elles ont été rentables durant des années. Actuellement, elles ne dégagent plus aucun bénéfice.

La raison de cette situation se trouve dans la production débridée et incontrôlée de cou- rant éolien et solaire en Allemagne. Par temps venteux, nous poussons notre surproduc- tion vers nos voisins à travers les frontières. Ce courant est en effet déjà payé à sa pro- duction via les subventions étatiques. Donc, il ne nous coûte rien et a même un prix négatif. Les stations de pompage-turbinage, elles, ont besoin d’un prix de 8 centimes d’euros pour survivre économiquement. Voilà quel est le grand dilemme pour la Suisse. De ce fait, sa production nationale – pour ainsi dire exempte de CO2 – est soudainement remise en question.

Cette surproduction met en danger notre production hydroélectrique.

Nous avons en Allemagne 50’000 mégawatts (MW) de capacité de production éolienne. Si toutes ces capacités produisent, les centrales à charbon et à gaz doivent réduire leur pro- duction, puis l’éolien, faute de quoi, le système menace de s’effondrer. Si tout cela ne suffit pas, notre production est envoyée par-delà les frontières, détruisant la capacité de produc- tion de nos voisins. À l’inverse, ce sont nos voisins qui doivent nous aider lorsque le vent ne souffle pas chez nous. La Pologne ne tolère plus un tel système et a installé des dépha- seurs à sa frontière pour être en mesure de réguler l’arrivée de la surproduction alleman- de. Les Tchèques prévoient de faire de même.

La Suisse pourrait-elle faire de même ?

Je peux imaginer que le débat ait lieu un jour en Suisse et que l’on s’interroge : « Est-ce à nous de porter les conséquences de la politique énergétique arrogante et irréfléchie de nos voisins allemands ? ». Il est possible que certains, en Suisse, répondent par la négative. Je le comprendrais.

Mais alors, la Suisse devrait être autosuffisante, ce pourquoi de nouvelles centrales à gaz seraient nécessaires.

Lorsque des centrales nucléaires seront débranchées du réseau, des centrales à gaz, flexibles, devront prendre le relais. Or, la politique énergétique allemande, avec le tour- nant énergétique, a rendu le courant produit avec le gaz non rentable, du fait de la sur- production. Une centrale à gaz moderne, en Bavière, a dû fermer un jour après son inau- guration, car non rentable.

Parlons argent. Le courant devient toujours plus cher pour le consommateur, et toujours meilleur marché sur le marché international. Comment est-ce possible ?

C’est très simple : le courant solaire et éolien est toujours encore deux à trois fois plus cher que le courant conventionnel. Pour corriger cette différence, une taxe est perçue auprès du consommateur (EEG-Umlage en Allemagne, RPC en Suisse) et distribuée aux producteurs de courant éolien et solaire. Chaque entrepreneur éolien ou solaire touche une indemnisa- tion pour le courant produit, lui garantissant une rente juteuse sur 20 ans. Ainsi, le cou- rant renouvelable est payé à l’avance et est injecté à un prix nul dans le réseau, repoussant le courant conventionnel du marché. De ce fait, les prix de l’électricité chutent en bourse. La combinaison de ces deux effets conduit à une augmentation du prix pour le consommateur privé.

Auparavant, on subventionnait simplement les centrales nucléaires. Le courant électrique a donc toujours été cher.

En Allemagne, les centrales nucléaires n’étaient pas subventionnées et je peine à me l’ima- giner pour la Suisse. La recherche et le développement de l’énergie nucléaire par contre ont été subventionnés, ce qui ne me semble pas problématique.

Et les risques ? Les centrales nucléaires ne devaient-elles pas en assurer la totalité ?

Cela reflétait une décision politique et de société. Aujourd’hui, les choix seraient différents. Mais la question ne se pose pas, étant donné qu’il n’est pas possible d’exploiter de nouvel- les centrales nucléaires de manière rentable.

L’alternative que vous proposez consiste à laisser fonctionner les centrales nucléaires plus longtemps et à miser sur le développement de capacités de stockage du courant électrique.

Si nous parvenons à développer des capacités de stockage économiquement rentables, nous serons en mesure d’utiliser des sources aussi fluctuantes que l’éolien et le solaire.

Selon vous, la question est de savoir dans quel ordre faire les choses ?

Exactement. Il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs et construire des centrales éoliennes et photovoltaïques alors que nous savons que ces technologies ne sont fiables qu’en lien avec une capacité de stockage qui nous fait défaut. Tout autre démarche me semble peu intelligente.

Quelles conséquences pour l’industrie ?

Aujourd’hui déjà, nous avons un déficit de production en Bavière et dans le Bade-Wurtem- berg. Il est possible de contourner le problème en construisant des lignes depuis le Nord. Cela durera cependant des années et coûtera très cher, du fait des oppositions aux lignes à haute tension aérienne. La Suisse et l’Allemagne sont proches l’une de l’autre. Une pénurie aura également des effets en Suisse.

N’y a-t-il pas de réticences de la part de l’industrie ?

L’industrie intensive ne montre pas d’opposition, étant exemptée des taxes correspondan- tes – tout comme en Suisse… L’industrie de l’acier, la chimie, le cuivre, l’aluminium profi- tent même des prix très bas pratiqués sur le marché international. En réalité cependant, le système est dans l’ensemble devenu bien plus cher. Le prix est payé par les ménages et par les petites entreprises. Nous remarquons une tendance à la baisse de nouveaux investisse- ments industriels. L’on n’investit pas dans un pays sans savoir quels seront les développe- ments des prix de l’énergie. À côté des prix, c’est également la fiabilité de la production d’énergie qui compte. Cette fiabilité baisse un peu plus à chaque nouvelle éolienne ins- tallée.

Quels sont les dangers des éoliennes ?

J’ai moi-même fondé et développé une entreprise active dans l’éolien en l’an 2000. Je con- nais très bien cette technologie. Je n’aurais jamais osé imaginer prétendre qu’une telle source soit utilisable pour faire fonctionner un réseau ferroviaire, par exemple. Nous devons tous apprendre de nos expériences. L’énergie éolienne n’amène pas que des effets positifs. En Allemagne, une éolienne est planifiée en moyenne tous les 2,7 km alors que nous savons que des rapaces, des chauves-souris et d’autres espèces menacées disparaî- tront à cause de ces éoliennes. Le milan royal est menacé. Les 26 principales espèces d’oiseaux sont en diminution. Les effets de l’éolien sur les espaces naturels sont énormes, tant pour les plantes que pour les animaux. Si une centrale nucléaire détruisait autant d’environnement naturel que l’énergie éolienne, elle aurait été mise à l’arrêt depuis bien longtemps.

Comment expliquer le silence des organisations de protection de la nature ?

La raison principale est la suivante : les Verts ont fait du tournant énergétique leur pro- gramme, quel qu’en soit le prix. En Allemagne, les Verts n’étaient en fait jamais réellement un parti au service de la protection de la nature, mais un parti anticapitaliste, engagé con- tre l’énergie nucléaire et l’industrie. C’est pour cette raison que les thématiques réelles de la faune et de la flore les laissent indifférents. Bien évidemment, certaines organisations sont alignées sur cette ligne politique, tandis que d’autres organisations de protection de la nature prennent leur travail à cœur. Mais pour la première catégorie, le tournant énergéti- que est autrement plus important que la protection de la nature.

Mais il y des oppositions aux éoliennes.

Oui ! Dans les régions rurales, le potentiel de résistance est énorme et provient des forces politiques bourgeoises. Ironiquement, cela me rappelle les débuts du mouvement anti- nucléaire. Aujourd’hui, la situation est la suivante : le rêve d’une certaine élite urbaine de disposer d’une source d’énergie soi-disant propre est propagé sur le dos de la population rurale, dont on détruit le patrimoine.

Économiquement, qui sont les gagnants, qui les perdants ?

Ceux qui sont subventionnés pour un toit solaire ou qui investissent dans des fonds dédiés à l’industrie éolienne ne proviennent le plus souvent pas des couches populaires. Les em- ployés, les bénéficiaires de l’aide sociale, les locataires de maisons multifamiliales sont ceux qui passent à la caisse et doivent financer les rentes étatiques de vingt ans garanties à ceux qui ont eu les moyens d’investir.

Vous esquissez deux directions de développement : continuer de trafiquer, ou corriger.

Nous allons devoir corriger, au plus tard après les premiers crashs du réseau. Plus cela dure, plus les difficultés augmentent. Si nous disposons, dans dix ans, d’un genre de super-batterie capable de stocker le courant au prix de cinq centime d’euro par kWh, les choses rentreront peut-être dans l’ordre. Mais cela serait de la politique reposant seulement sur une vague espérance. Je n’y mettrais pas ma main au feu et, en tant que politicien, j’y forcerais encore moins un pays entier.

(© Basler Zeitung)

Publication : 18.02.2017, 8 h51

Traduction en français : PaL, le 06.03.2017, 21 h 33

(*) NDLR : pour fixer les idées, fournir 4 jours de consommation électrique allemande, soit environ 6 TWh, demanderait, dans l’exemple choisi, de soulever de quelque 45 m la totalité du lac (soit 48 km³ d’eau…) par pompage ; c’est la hauteur de chute nécessaire pour produire ensuite cette énergie électrique par turbinage ; la puissance de pompage correspondante serait hors norme, de l’ordre de 62 GW !

Cet article, publié dans Articles de presse, Politique, SE2050 - Vote 21 mai 2017, Sources d'énergie renouvelables, Stratégie Energétique 2050 - Vote 21 mai 2017, est tagué , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Un commentaire pour « C’est tout simplement absurde ! »

  1. jf.dupont dit :

    Ce témoignage d’un ancien promoteur des énergies alternatives, Fritz Vahrenholt est particulièrement décapant à l’égard de bien des idées reçues. Il dénonce avec lucidité le vrai agenda derrière les bonnes intentions affichées par le « main stream » bien-pensant en faveur de la transition énergétique. Il ne s’agit pas de défendre la nature, ni le bien-être de l’homme, voire encore moins sa sécurité. La motivation est principalement soit une nostalgie idéologique anticapitaliste sur laquelle s’est bâtie l’écologie politique, soit l’intérêt de ceux qui souhaitent profiter pour eux-mêmes d’un volume important de subventions, à savoir le lobby des cleantechs. Cette analyse a d’autant plus de poids qu’elle vient d’un ancien promoteur militant et convaincu de la transition énergétique. Un repenti…
    Voir aussi le rapport du même Fritz Vahrenholt intitulé « GERMANY’S ENERGIEWENDE – A disaster in the making » :

    Cliquer pour accéder à e-wende-a-disaster-f-vahrenholt-gwpf-17-01-2017.pdf

    À souligner le titre éloquent du chapitre 4 : Why are we planning to destroy ourselves ?

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